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vendredi 19 avril, 2024

Opinion. L’Algérie et la vérité sur les drames des années 1990

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L’Algérie ne peut faire l’économie d’un travail de mémoire sur les drames des années 1990

Pour l’auteur* de cette contribution, aucun projet de changement démocratique ne se concrétisera s’il ne se fixe pas l’objectif de faire la lumière sur les drames des années 1990. Si une telle entreprise est peu aisée, écrit-il, elle n’est pas impossible comme le montre le processus « vérité et justice » en Afrique du Sud.

L’essentiel de ce texte était prêt pour être publié en novembre 2013. Le but était de contribuer à rappeler, à la veille de l’élection présidentielle d’avril 2014, que la prise en charge du dossier des disparitions forcées en Algérie ne pouvait se suffire de l’impunité de fait instaurée par la fermeture politique et la répression des libertés publiques. En novembre déjà, il pouvait paraître incongru de vouloir remettre sur la scène publique cette question ; l’élection présidentielle était déjà largement confisquée par les acteurs du système politique en place. Les développements successifs, intervenus depuis, laissent peu de place à l’introduction d’un débat relevant des droits de l’homme et de la mémoire.

Malgré toutes les incertitudes qui pèsent sur le devenir immédiat du pays et les inhibitions que cette conjoncture peut provoquer chez nombre de citoyens et d’acteurs politiques soucieux de trouver une issue positive, de plus en plus compromise devant la privatisation des institutions de la république et les règlements de comptes que cela génère, la nation, pour avancer, ne peut faire l’économie d’un débat sur les crimes et les exécutions extrajudiciaires commis durant la décennie 1990.

Tout pouvoir qui ne souhaiterait pas reconduire la logique de la répression et de l’emploi systématique de la force publique pour faire taire les demandes et les revendications légitimes de la société, ne peut soustraire le traitement de ce dossier de toute perspective de changement démocratique. De ce point de vue, dans un monde globalisé l’amnistie générale, évoquée maintes fois par Farouk Ksentini, le président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’Homme (CNCPPDH), tantôt pour donner plus de gages aux notables islamistes tantôt pour rappeler aux militaires soupçonnés d’être impliqués dans des opérations extralégales que tous les faits de la décennie rouge ne sont pas « prescrits », n’a pas de sens. Car, sur la nature de ces crimes, une amnistie générale est contraire aux règles du droit international et, de ce fait, elle ne fera qu’internationaliser le traitement de ce dossier, n’en déplaise à tous ceux qui, pour exister et par indigence idéologique et/ou politique, se nourrissent du « bourourou » de l’intervention étrangère ; certes, cette intervention est une menace sérieuse mais pour d’autres raisons, au premier rang desquelles la confiscation de la souveraineté du peuple algérien.

Pour la majorité des Algériens et des jeunes en particulier, les dossiers économiques, à l’instar du chômage, des formations diplomantes ou qualifiantes de qualité, du niveau des salaires pour ceux qui travaillent, de l’accès aux soins, au logement, etc. de l’arrêt de la saignée dans les deniers publics et de la fin de l’impunité pour les corrompus… constituent le cœur de leurs aspirations. Mais le rétablissement de la confiance entre le citoyen et son Etat est à la fois une exigence citoyenne et un pré-requis pour prendre en charge les problèmes socio- économiques que vivent les populations et qui bloquent le développement du pays. En ce sens, la garantie des libertés individuelles et publiques et le respect des droits de l’homme ne sont pas un luxe. En criminalisant la recherche de la vérité sur les disparitions forcées et en consacrant l’impunité, la charte dite pour « la paix et la réconciliation nationale » empêche la société algérienne de tourner la page d’une tragédie qu’elle a subie dans le silence.

Il faut le dire : le pays a vécu durant les années 1990 un phénomène de disparitions forcées, qui a peu d’équivalents contemporains. Son ampleur et la similitude des méthodes mises en œuvre à travers le territoire national, dans une situation supposée échapper, en partie, au pouvoir central, ainsi que les pics des disparitions qui ont coïncidé avec des moments politiques précis, laissent peu de doute sur les motivations – et donc les origines – et les auteurs de cette tragédie. La thèse qui consiste à faire endosser la responsabilité des disparitions à des éléments de structures locales des corps constitués ou à des groupes de « patriotes » (groupes civils dits de « légitime défense ») ne tient pas à la première analyse des dossiers, sans parler des témoignages. Tout concourt à confirmer l’existence d’une décision politique centrale en la matière.

Aucun système politique ne peut empêcher le jaillissement de la vérité

Vidéla en Argentine et Pinochet au Chili, dont les régimes sont responsables de plus de 40.000 disparitions, n’étaient pas totalement isolés par la communauté internationale. Au nom de la lutte contre le communisme, les Etats-Unis et des secteurs importants de l’Eglise catholique ont, plus ou moins ouvertement, contribué ou collaboré à la « restauration des valeurs du monde libre » dans ces deux pays. On sait aujourd’hui que « le nettoyage de la gangrène rouge » n’a épargné personne. Des familles entières ont été exterminées par les escadrons de la mort.

Dans les années 1990, la Bosnie et le Rwanda ont été le théâtre de massacres collectifs, d’enlèvements et de disparitions forcées massives. Le « nettoyage » y a pris un caractère ethnique. En Bosnie, ils sont, officiellement, plus de 27.000 à être portés disparus, alors que d’autres sources avancent le chiffre de 50.000. La plus grande partie des « disparitions » a eu lieu là où il n’y avait pas le moindre conflit ni la moindre résistance de la population locale qui constituait une minorité. Ceci amène à la seule conclusion que « les disparitions » de masse sont le fruit d’actions planifiées et non le résultat d’agissements d’individus ou de groupes incontrôlés.

Derrière tous les drames des disparitions forcées massives à travers le monde, il y a un caractère planifié du phénomène et l’Algérie n’échappe pas à cette règle. Cependant, aucune situation n’est totalement comparable à l’autre. En Algérie, le phénomène des disparitions forcées ne peut faire l’objet d’un parallèle avec ce phénomène en Bosnie. En revanche, et à bien des égards, il présente des similitudes avec ce qui s’est passé dans les pays d’Amérique du Sud dans les années 1970/1980. Mais, là aussi, avec de singulières différences pour au moins trois raisons :

1. Le pouvoir algérien n’avait pas de projet politique cohérent en dehors de sa survie. Le corollaire évident de cette situation était l’irruption, en tant qu’acteurs dans les faits de liquidations/disparitions, de clientèles du régime qui agissaient pour accaparer l’activité de secteurs économiques juteux (terres, commerces et industries de transformation liées à l’importation…) ou perpétuer leur mainmise dessus. L’affaire de l’ex-directeur de la direction de l’Assistance sociale (DAS) d’Oran, où le chef de la deuxième Région militaire est directement désigné comme l’un des protecteurs et/ou le parrain de réseaux maffieux, montre que plusieurs circuits de la drogue (ou autres activités illégales) ont été constitués grâce au détournement des lois d’exception destinées à la lutte contre le terrorisme, et ce, à plusieurs niveaux institutionnels. Dans cette affaire, l’auteur des accusations explique comment des bandes de trafiquants passent facilement les barrages militaires et comment sont éliminés (ou « fait disparus ») des acteurs gênants pour ce trafic au nom de la lutte contre le terrorisme.

2. Le FIS, en décidant de conquérir le pouvoir par les armes, a reproduit sa nature totalitaire et fascisante en désignant comme cible privilégiée les segments de la société qui lui sont hostiles et, plus généralement en « légalisant » les attentats contre les populations civiles au nom d’un principe selon lequel le meurtre de tous ceux qui ne rentrent pas dans les rangs des « moudjahidine » est licite. Les islamistes ont fait la guerre non pas au pouvoir mais à la société.

3. La globalisation qui a modifié radicalement les rapports des grandes puissances aux conflits régionaux. S’il est vrai que le pouvoir algérien a souffert des condamnations pour « atteinte aux droits de l’homme », aucune puissance n’a versé dans l’encadrement et le financement de l’insurrection islamiste en dehors de pays comme le Soudan, l’Iran ou l’Arabie Saoudite qui ont aidé et/ou financé, à un moment ou un autre, les fondamentalistes algériens.

Dans la pratique, pendant le conflit armé en Algérie, à côté des attaques de casernes ou de convois militaires pour récupérer des armes et pour des besoins médiatiques, les islamistes étaient mus, quand ils fonctionnaient encore sous un commandement unifié (1992-1996), par la volonté d’élimination de militant (e)s politiques, de syndicalistes et de militant(e)s féministes, ainsi que par le désir d’instauration de la terreur civile dans plusieurs corporations et quartiers pour briser toute opposition au projet de république islamiste. On ne peut pas dire le contraire sur les pratiques des institutions de l’Etat qui, par panne de perspectives politiques, ont, particulièrement dans la période 1993-1997, privilégié le nettoyage physique à tous les autres recours, à commencer par la justice. A travers la question des disparus, d’aucuns n’hésitent pas à parler d’un « plan d’extermination des cadres intermédiaires de l’ex-FIS ». Le gros des disparitions imputables aux corps constitués se compose de tous ceux qui sont restés dans la légalité et qui étaient soupçonnés de constituer les réseaux logistiques des maquis.

Une chose est, cependant, sûre : une catégorie de disparus a été victime, comme nous l’avons mentionné, de l’acharnement de clientèles pour le contrôle de plusieurs secteurs, particulièrement l’importation de biens, et pour l’accaparement des terres. Certains massacres de familles entières dans le sud-ouest du pays ou dans la Mitidja ne peuvent qu’avoir été dictés par des convoitises foncières.

Le traitement des cas de disparus enlevés par les groupes terroristes islamistes est bien évidemment différent. L’association Somoud, qui estime le nombre de ces disparus à 10.000, se bat depuis longtemps , sans résultats, pour l’ouverture des charniers, en particulier dans la Mitidja. Dans un climat marqué par une chape de plan sur tous les crimes terroristes de la décennie rouge, il est extrêmement difficile d’avancer des chiffres ou d’entreprendre un travail qui peut rendre compte de l’ampleur du phénomène. Pourtant dans plusieurs régions, comme la Mitidja, Médea, Relizane et Sétif, des témoignages existent sur la localisation de nombreux charniers, généralement des puits, ainsi que sur l’identité des chefs des groupes islamistes auteurs de cette barbarie.

Seule la volonté politique compte

Pour rendre compte de la difficulté de faire la vérité sur les disparitions forcées, il faut savoir qu’on Bosnie, malgré l’aide de l’ONU, les résultats de la fouille des charniers demeurent limités. La majorité des 27.000 disparus de Bosnie ont été jetés dans des fosses communes. Le siège de Srebrenica organisé par Milosevic et Karadzic a provoqué à lui seul l’exode et la disparition de 10.700 Bosniaques pendant l’été 1995. Dans la ville de Tuzla, aujourd’hui, il y a des squelettes et des effets personnels de plus de 4.000 victimes de Srebrenica. Les dépouilles de ces victimes ont été exhumés à partir de plus de trente charniers, avec le concours des experts du Tribunal pénal international (TPI) pour les crimes commis en ex-Yougoslavie.

Malheureusement, tous ces charniers sont de nature secondaire. Les exécuteurs et leurs complices ont eu le temps, juste avant la signature des accords de paix de Dayton (décembre 1995), de transférer les victimes à partir des charniers primaires sur des centaines de sites secondaires pour brouiller toutes les investigations. Dans la période comprise entre 1996 et 2002, 16.500 dépouilles de victimes ont été exhumées à partir de 290 charniers et 3.500 fosses individuelles.

Rien n’indique que dans notre pays, de telles opérations de « brouillage » n’ont pas été, ne sont pas ou ne seront pas entreprises par les auteurs des enlèvements pour minimiser l’ampleur des massacres et rendre plus difficile l’identification des victimes. Car comme en Bosnie, même le concours des tests ADN n’est pas aisé à utiliser. En tout cas, lors de l’élection présidentielle de 2004, à Sétif, plus précisément dans la localité de Resfa, les partisans du candidat Ali Benflis ont menacé un groupe de « fans » d’Abdelaziz Bouteflika de les dénoncer comme étant les auteurs de nombreux assassinats. Les victimes de ce groupe étaient jetées dans un puits dit « Bir Benghanem » situé dans une ferme dont le propriétaire avait fui les menaces terroristes. Dans la même nuit qui a suivi les affrontements entre les partisans des deux candidats, les auteurs présumés de ces crimes ont procédé à la destruction de ce puits en utilisant des engins mécaniques.

L’extrême complexité du conflit bosniaque, où se sont affrontées plusieurs communautés socioreligieuses, de surcroît au cœur des Balkans, n’autorise pas de parallèles avec d’autres conflits. Il faut, cependant, souligner qu’au début de l’année 2000, un « Comité national de coordination pour une commission vérité et réconciliation » a vu le jour dans un regroupement auquel ont assisté des personnalités venant aussi bien de la Fédération croato-musulmane que de la République serbe de Bosnie, des représentants d’associations de victimes, des partis politiques. Les débats de cette réunion ont été retransmis à la télévision.

L’Afrique du Sud constitue un cas d’école d’un travail de réparation et de mémoire. Pour sortir de l’impasse, l’énoncé du problème était simple ; l’établissement d’un Etat qui restitue la souveraineté à la majorité du peuple par le moyen d’une Constitution démocratique, capable d’avancer vers le règlement des énormes déséquilibres sociaux, politiques et économiques nés de l’Apartheid. La convocation d’une Assemblée constituante a été historiquement une revendication de la majorité des mouvements anti-apartheid. La transition négociée à Kempton Park, qui visait à la construction d’un ordre politique « postapartheid », était sous-tendue par une philosophie de réconciliation nationale. Sans la personnalité de Nelson Mandela et le poids de l’ANC, les chances de succès d’une telle entreprise étaient pratiquement nulles.

Le combat des militants noirs d’Afrique du Sud a été historiquement une lutte pour un Etat unitaire. Le régime de l’Apartheid avait développé la division qui a culminé par la création des « bantoustans » pour, à la fois, un cantonnement des populations de couleur et le contournement de l’isolement de l’Afrique du Sud. Cette politique a fragilisé le tissu social.

Sans rentrer dans les détails, la transition est une refonte totale de l’Etat qui sauvegarde son unité et qui tient compte d’une véritable mosaïque régionale et locale adossée à une réconciliation nationale basée sur la vérité. C’est le sens de l’hommage du monde à Nelson Mandela.

Ouvrir le débat

On peut dire, sans crainte de se tromper, qu’au Moyen-Orient et au Maghreb, (Egypte, Jordanie, Algérie, Maroc et Tunisie), l’islamisme radical s’offre, à des degrés différents, comme une alternative possible à la faillite des politiques étatiques mises en œuvre après les indépendances. Ni les différentes variantes du nationalisme arabe, ni les « socialismes spécifiques », ni les divers autoritarismes n’ont préparé les sociétés de ces pays à des transitions démocratiques sans heurts. En Egypte et en Algérie, c’est l’échec de ce nationalisme qui donnera à l’islamisme sa première justification politique. Le contrôle de la société pour maintenir artificiellement les mêmes rapports de domination, aux lieu et place d’un processus de démocratisation encadré, engendre toujours plus de régression et peut mener, à terme, au chaos.

Les raccourcis pour caractériser le conflit algérien des années 1990 n’aident pas à impulser des processus de solutions viables. L’échec patent de la politique de réconciliation nationale imposée par Bouteflika vient en partie de là. Sept ans après la promulgation de la charte dite « pour la paix et la réconciliation nationale », les alliances gouvernementales sont composées de partis qui n’ont rien changé à leurs positions divergentes, voire contradictoires sur la nature de la crise des années 1990. Le Mouvement de la société pour la paix (MSP, islamiste), le parti Tajamouê Amal al Djazaïr (le Rassemblement de l’espoir algérien, TAJ), qui en est issu, et une partie du Front de libération nationale (FLN) imputent (justifient) la violence à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992 et à la confiscation de la souveraineté populaire, tandis que le Rassemblement national démocratique (RND) continue à découvrir opportunément la nature fascisante du FIS et que le Mouvement populaire algérien (MPA) se réclame toujours de l’éradication.

Il est illusoire de croire que le pays peut faire l’économie d’un débat libre, y compris sur les responsabilités des disparitions forcées. A ce sujet, les segments les plus avancés sont constitués par les familles des victimes. Elles réclament la vérité et une justice de transition pour qu’elle puissent faire leur deuil sans vengeance et tourner la page. On est loin de la stigmatisation dont ces familles demeurent victimes et de l’indigence des propos de Farouk Ksentini sur un sujet qui requiert recul et responsabilité.

 Source : www.maghrebemergent.com

(*) Rabah Saïd est cadre universitaire.

Rédaction

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