Le 8 mai 1945 incarne un paradoxe historique : une date universellement marquée par la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, mais dont le sens diverge dramatiquement selon les mémoires nationales et les perspectives géopolitiques.
En France et dans les pays alliés, cette journée symbolise la défaite du nazisme et la libération d’un continent meurtri. Les cérémonies officielles honorent les combattants et les victimes, inscrivant ce moment dans la lignée des récits de résistance et de réconciliation. Pourtant, à l’échelle mondiale, le 8 mai 1945 révèle une histoire plus complexe, souvent occultée, où les promesses de liberté proclamées par les Alliés se heurtent violemment à la réalité des empires coloniaux.
L’empire colonial : soldats oubliés et sacrifices méconnus
Dès 1939, la France mobilise massivement les populations de ses colonies, recrutant près de 340 000 soldats issus de l’Afrique du Nord, de l’Afrique subsaharienne, de l’Indochine, ou des Antilles pour défendre ses intérêts. Ces troupes, incluant tirailleurs sénégalais, goumiers maghrébins et autres combattants de l’empire, représentent un quart des effectifs français. Leur rôle décisif dans les campagnes de France, d’Italie ou du Pacifique reste pourtant largement effacé des récits officiels.
Après la victoire, la démobilisation accentue cette injustice : les anciens combattants coloniaux voient leurs pensions réduites de moitié par rapport à leurs homologues européens. Le massacre de Thiaroye (Sénégal, décembre 1944), où des tirailleurs africains sont exécutés après avoir réclamé leurs arriérés de solde, cristallise cette hypocrisie. L’événement, étouffé par l’historiographie dominante, témoigne de l’inégalité raciale structurant l’ordre colonial
Sétif, 8 mai 1945 : la fracture coloniale
Tandis que l’Europe célèbre la paix, l’Algérie, alors sous domination française, bascule dans la violence. Ce jour-là, des manifestations nationalistes pacifiques, organisées par les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) et le Parti du Peuple Algérien, dénoncent l’oppression coloniale. À Sétif, Guelma et Kherrata, la répression française est d’une brutalité extrême : aviation, artillerie et milices locales s’abattent sur des civils désarmés. Les bilans officiels (1 165 morts) contrastent avec les estimations indépendantes (jusqu’à 45 000), révélant un effort systématique pour dissimuler l’ampleur des massacres.
Ce carnage marque un tournant. Les survivants, confrontés à des familles décimées et à un appareil colonial inflexible, radicalisent les revendications nationalistes. Le 8 mai 1945 devient ainsi un prélude à la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), illustrant l’échec des puissances coloniales à répondre aux aspirations légitimes des peuples opprimés.
Une mémoire coloniale étendue au-delà de l’Algérie
L’histoire ne se résume pas à Sétif. En novembre 1946, le bombardement de Haiphong (Vietnam) par la marine française, qui fait des milliers de morts civils, précipite la guerre d’Indochine. En 1947, la répression sanglante du soulèvement malgache — entre 40 000 et 100 000 morts selon les sources — révèle l’acharnement colonial à préserver un ordre fondé sur le racisme d’État et le code de l’indigénat.
Entre mémoires conflictuelles et héritages contemporains
Le 8 mai 1945 incarne donc deux récits antagonistes : une victoire célébrée en Europe, une tragédie vécue dans les colonies. Cette dualité interroge la manière dont les sociétés construisent leur mémoire collective, souvent en occultant les violences systémiques des empires. Elle éclaire aussi les tensions persistantes entre anciennes métropoles et leurs anciennes colonies, où la reconnaissance des crimes coloniaux reste un chantier inachevé.
Aujourd’hui, cette date appelle à une histoire pluraliste, capable d’intégrer les voix longtemps marginalisées. Car si la Seconde Guerre mondiale a redessiné les frontières politiques, elle a aussi accéléré la prise de conscience des injustices coloniales, semant les graines des luttes pour l’émancipation et la dignité.