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jeudi 28 mars, 2024

La parabole de l’éléphant et le souvenir d’une mère disparue ?

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Je vais continuer à parler d’idéologie, de politique et d’Algérie, mais cette fois-ci en faisant le détour par le souvenir de la mère disparue.

Ma mère, comme toutes les mamans de ma génération, ne savait ni lire ni écrire, mais avait un sens aigu de la finesse et de la justesse. Pudique et timide, elle n’osait parler ouvertement des gens et de leur caractère borné et obstiné. Avec tristesse silencieuse et impuissance remplie de dignité, elle supportait le bavardage vexant des insensés. Pour la consoler de ses blessures, sans la mettre dans la gêne par la critique des gens, je lui racontais la parabole de Jalal Eddine Roumi.

Elle comprenait et nous partagions ainsi un moment de communion. Arrivée à un âge avancé, elle ne se rappelait plus s’il s’agissait d’un éléphant, d’une fourmi ou d’un agneau, mais elle prenait plaisir à me demander de lui parler de la parabole et elle comprenait de nouveau la psychologie humaine et sociale.

Un jour, un roi réunit des aveugles de naissance et leur dit :

« Connaissez-vous les éléphants ? »

Ils répondent : « Ô grand roi, nous ne les connaissons pas, nous ne savons pas de quoi il s’agit. »

Le roi leur dit encore : « désirez-vous connaître leur forme ? »

Les aveugles répondent encore en chœur : « Nous désirons la connaître. »

Aussitôt, le roi ordonne à ses serviteurs d’amener un éléphant et demande aux aveugles de toucher l’animal. Parmi ceux-ci, certains, en tâtant l’éléphant, touchent la trompe et le roi leur dit : « Ceci est l’éléphant. »

Les autres saisissent soit une oreille, soit les défenses, soit la tête, soit le flanc, soit la cuisse, soit la queue. A tous, le roi dit : « Ceci est l’éléphant. »

Puis le roi demande aux aveugles : « De quelle nature est l’éléphant » ?

L’aveugle qui a touché la trompe dit : « l’éléphant est semblable à une grosse liane. »

Celui qui a touché l’oreille dit : « L’éléphant est semblable à une feuille de bananier. »

Celui qui a touché une défense dit : « L’éléphant est semblable à un pilon. »

Celui qui a touché la tête dit : « l’éléphant est semblable à un chaudron. »

Celui qui a touché le flanc dit : « L’éléphant est semblable à un mur. »

Celui qui touché la cuisse dit : « L’éléphant est semblable à un arbre. »

Celui qui a touché la queue dit : « L’éléphant est semblable à une corde. »

Ils s’accusent tous mutuellement d’avoir tort et leur discussion s’envenime. Le roi ne peut s’empêcher de rire, puis il prononce cette parole : « Le corps de l’éléphant est unique, ce sont les perceptions divergentes de chacune de ses parties qui ont produit ces erreurs. »

Il en va de même pour les tenants des différentes doctrines, conclut le Jalal Eddine. Chacun parle de Dieu, du divin ou de l’Absolu selon la perception limitée qu’il en a. Et aucune doctrine ne peut prétendre posséder la totalité de la Vérité. Celle-ci s’est comme éclatée en morceaux en se manifestant dans le monde. Chacun se suffit de la partie infime qu’il a ramassée, croyant, dans son ignorance, détenir la totalité.

La « Caverne de Platon », la parabole de l’éléphant, les contes bouddhistes et autres sagesses mystiques ne sont pas des connaissances à vomir pour avoir une bonne note à l’examen de philosophie du Bac, mais méditation sur soi, regard sur la société, interrogation sur le savoir, quête de vérité, ironie sur les sectaires, refus de l’esprit partisan ….

On ne doit pas juger une partie de la vérité par une parcelle de vérité plus petite et plus éphémère. Et on doit encore moins s’engager à juger et à trancher lorsqu’on est dans l’obscurité et que les malins sont dans la lumière qui les aveugle.

Lorsqu’on persiste dans sa posture victimaire, on ne voit pas l’esprit de revanche qui nous habite et qui nous empêche de construire du symbole, c’est-à-dire de faire le mouvement vers les parties séparées et isolées pour reconstruire du sens historique : Comprendre le passé, donner signification au présent et se mettre en quête d’avenir réconcilié. C’est ainsi que l’on parvient à se libérer de l’isolat intellectuel et de l’ilotisme affectif pour se hisser à ce qui est plus structurant qui est forcément plus global, même s’il ne peut se revendiquer, par la faiblesse et les limites de sa condition humaine, comme détenteur de l’absolu ou de la totalité.

وَأَوْفُوا الْكَيْلَ إِذَا كِلْتُمْ وَزِنُوا بِالْقِسْطَاسِ الْمُسْتَقِيمِ ۚ ذَٰلِكَ خَيْرٌ وَأَحْسَنُ تَأْوِيلًا
إِنَّ السَّمْعَ وَالْبَصَرَ وَالْفُؤَادَ كُلُّ أُوْلَئِكَ كَانَ عَنْهُ مَسْئُولًا  [الإسراء:-36 36]

{Lorsque vous mesurez, remplissez la mesure et pesez avec la balance juste. C’est là la meilleure conduite, aux conséquences les plus heureuses. [17:35]
Ne poursuis pas ce dont tu n’as aucune connaissance. De l’ouïe, de la vue et de l’entendement, de tout cela il faudra répondre.} [17:36]

Les mystiques musulmans avaient entrevu ce que les exégètes n’avaient pas pu voir du fait des limites de leurs savoirs anciens et de l’insuffisance de leurs outils de connaissance, mais que la phénoménologie de la perception, les neurosciences, la neurobiologie et la neuropsychologie démontrent scientifiquement. Nous percevons le monde sensible dans des espaces biologiques déterminés à saisir et à traiter des données physiques phénoménales. C’est par notre entendement que nous interprétons l’information physique et lui donnons une image mentale, un contenu sémantique, un verbe signifiant. Notre perception est prisonnière de notre imagination, de notre mémoire et de notre attention.

Par la perception nous développons notre mémoire et notre cognition, mais notre mémoire et notre cognition guide notre interprétation de ce qui va produire des réalités visibles et sonores, des émotions, des souvenirs, des attentes, des attentions lesquelles vont donner la sensation du temps, la sensation de la responsabilité, la sensation de la vérité qui sont toutes abstraites et immatérielles.

Si nous ne remettons pas en cause nos perceptions, si nous ne travaillons pas notre cognition, si nous n’organisons pas notre imagination qui peut devenir vagabonde par la fiction ou traumatisée par la peur et les mauvais souvenirs, si nous ne mobilisons pas les sens abstraits de notre humanité en l’occurrence la foi, l’éthique et l’esthétique, alors il nous est impossible d’avoir une vision et une écoute artistique, politique et idéologique à même de générer de la créativité, du changement et une quête de vérité.

Ce qui a provoqué notre panne et notre inertie immobile, c’est prendre nos fausses certitudes pour vérité, nos représentations du monde comme réalité objective, nos intérêts partisans ou religieux comme critères déterminants sans les confronter à l’étude, à l’examen de conscience, à la remise en cause qui sont des facultés singulières à l’humain. Dès qu’on s’écarte de notre vocation humaine, dès qu’on laisse le subjectif prendre domination sur nous, et dès qu’on déboite la foi de la raison alors nous rompons l’équilibre et nous faussons notre jugement et notre décision. Nous aurons à répondre de notre ignorance, de notre obstination à persister dans l’erreur, de notre aliénation à ce qui est fascinant. La réponse ultime et à titre individuel sera dans l’autre monde, mais à titre collectif ce sera ou bien l’absence d’efficacité sociale ou bien l’errance dans cette existence ou bien la disparition de la géographie et de l’histoire humaine.

L’école, la mosquée, l’économie, l’information, la technologie, la politique sont les leviers de promotion ou de régression de l’individu, de la société et de la relation entre le microcosme humain et le macrocosme social ou cosmique.

Une pensée pour toutes les mamans qui ont enfanté des humains, mais que les insensés ont dévoyé en les abrutissant ou en les oppressant :

وَاللَّهُ أَخْرَجَكُم مِّن بُطُونِ أُمَّهَاتِكُمْ لَا تَعْلَمُونَ شَيْئًا وَجَعَلَ لَكُمُ السَّمْعَ وَالْأَبْصَارَ وَالْأَفْئِدَةَ ۙ لَعَلَّكُمْ تَشْكُرُونَ

{Dieu vous a fait sortir du ventre de vos mères totalement ignorants. Il vous a réalisé l’ouïe, la vue, l’entendement. Afin que vous soyez reconnaissants.}  [16:78]

La gratitude, c’est bien entendu mettre en œuvre les facultés de perception au service de l’entendement du monde, de ses lois et parvenir à la finalité de l’existence et à la conscience du divin Créateur. La gratitude, c’est aussi développer la perception et la cognition pour son humanité, sa dignité, sa liberté, sa foi et son utilité à toutes les créations.

Nous sommes différents par nos capacités de perception, d’émotion et de cognition et nous devons faire de l’indifférenciation un droit pour soi et un devoir vis-à-vis des autres pour vivre en harmonie, en solidarité, en paix et dans un projet global d’utilité. Dieu n’a pas besoin de nos dons ni de nos richesses, nous avons besoin de Lui. Nous devons trouver un sens à notre existence au-delà de nous-mêmes. C’est ce sens empathique et anagogique qui vont donner la finalité agogique (l’élan) à notre islamité dans la politique, l’économique, le social, les arts et la culture et marquer notre différence avec les idéologies. L’habillage religieux, islamique ou islamiste, sans contenu n’est qu’une forme de la parabole de l’éléphant.

Nous sommes également différents par le sens que nous donnons à notre engagement. Les uns pensent que nous devons vivre pour une finalité sauf que si celle-ci est imposée par la société et ses tabous, l’homme perd sa liberté et sa créativité, les autres pensent qu’il faut vivre totalement libre et donner vie à ses pulsions sauf que cette liberté débridée risque de heurter la sensibilité sociale et de transgresser le sacré religieux ou profane. C’est ici que la balance –  l’équilibre entre le devoir et le droit, le privé et le public, la liberté et la contrainte, le sacré et le profane – doit s’exercer. Cet exercice relève de la conscience individuelle ainsi que de la position logique par rapport au centre de gravité moral, social et intellectuel d’une société. Les écarts qui ne mettent pas en péril la vie en commun, la pudeur et le bon sens collectif peuvent être tolérés, mais ce qui risque de devenir un volcan de violence ou de malfaisance doit être limité ou du moins contenu dans la seule sphère de la vie intime où nul n’est autorisé à espionner.

Qui va décider de la bonne conscience sociale ou individuelle ? Qui va donner interprétation au sacré ? Toute la problématique abordée dans nos précédents articles prend son sens : la compétence, la légalité et la légitimité qui ne peuvent venir que d’une Autorité normative. Cette autorité est par définition fondatrice de valeurs, fédératrice, créative en termes de projets et de méthodes. Il ne peut y avoir autorité que s’il y a des espaces de liberté, de démocratie et de savoir qui se conjuguent mutuellement dans la transparence et la saine concurrence sans monopole ni exclusive. Aucune existence n’est viable dans l’anarchie ou le monopole.

Donner aux gens la possibilité de s’éduquer, de s’instruire, de penser efficacement et sainement c’est leur ouvrir non seulement une infinité de possibilités, mais les hisser vers un niveau supérieur de responsabilités les rendant aptes à parfaire leur perception, à mobiliser leur attention, et à aiguiser leur cognition. Il est admis que l’homme a une perception aiguë sur l’homme, une tension vers l’infinitude et l’immortalité, une attirance vers le beau et le bon, une quête de l’absolu… Il s’agit de les conscientiser et de leur donner une matière première accessible à tous : œuvrer pour autre que soi et pour le bien de tous, car la création est mise à notre service pour que nous soyons au service des autres. Si nous ne parvenons pas à ce niveau de compréhension et de sensibilités élémentaires alors l’existence deviendrait un enfer sinon une oppression et une atteinte à l’esprit de justesse et au sens de l’équilibre.

L’esprit de justesse et le sens de l’équilibre permettent alors la coexistence pacifique de la spontanéité individuelle créatrice et de la norme sociale organisatrice et fédérative. L’État de Droit est celui qui applique la politique de régulation et l’arbitrage dans les domaines fondamentaux de la perception et de la cognition sociales et individuelles : l’école, la justice, la fiscalité, l’urbanisation, la liberté. L’individu, la société et l’Etat sont des formes de perception et d’intelligence qui doivent être en harmonie et en miroir, bonifiant les qualités et refusant les nuisances.

وَإِذْ تَأَذَّنَ رَبُّكُمْ لَئِن شَكَرْتُمْ لَأَزِيدَنَّكُمْ ۖ وَلَئِن كَفَرْتُمْ إِنَّ عَذَابِي لَشَدِيدٌ

{Rappelez-vous que votre Seigneur vous a fait cette annonce : « Si vous êtes reconnaissants, Je multiplierai pour vous Mes bienfaits, mais si vous êtes ingrats, Mon châtiment sera sévère ! »} Ibrahim 7

Le pire des châtiments dans cette vie terrestre est de vivre comme une bête de somme dépourvue d’intelligence, un robot sans humanité : Capter des sensations sans perception réelle pour les interpréter, ni entendement pour les comprendre, ni conscience pour se juger et réajuster son parcours dans l’existence :

وَمَثَلُ الَّذِينَ كَفَرُوا كَمَثَلِ الَّذِي يَنْعِقُ بِمَا لَا يَسْمَعُ إِلَّا دُعَاءً وَنِدَاءً ۚ صُمٌّ بُكْمٌ عُمْيٌ فَهُمْ لَا يَعْقِلُونَ

{Les négateurs (ingrats) sont semblables au bétail de qui son gardien ne peut se faire entendre que par des appels et des cris. Sourds, muets, aveugles, ils ne raisonnent pas.} 1- 271

أَمْ تَحْسَبُ أَنَّ أَكْثَرَهُمْ يَسْمَعُونَ أَوْ يَعْقِلُونَ ۚ إِنْ هُمْ إِلَّا كَالْأَنْعَامِ ۖ بَلْ هُمْ أَضَلُّ سَبِيلً

{Penses-tu que la plupart d’entre eux entendent ou raisonnent ? De fait, ils ne sont comparables qu’à des bestiaux, mais davantage plus égarés hors du droit chemin}. Al Furqane 44

Allah notre Dieu, bénissez les mamans en vie et inspirez leur l’amour de vie et le respect de l’intelligence. Accordez miséricorde aux mamans disparues qui ont donné amour, soins et attention à leurs enfants les conduisant à bien voir, bien entendre et bien comprendre les choses de la vie, même si elles n’ont jamais fréquenté l’école ou la mosquée.

La vie est ainsi faite :

« O  عبدي  Itinérant vers Moi, toi tu veux et Moi Je veux, mais il ne sera fait que ce que Je veux. Si tu agrées ce que Je veux Je te suffirai dans ce que tu veux, mais si tu n’agrées pas ce que Je veux, Je te fatiguerai dans ce que tu veux et il ne sera fait que ce que Je veux »

Qu’est-ce que nous voulons ? Percevoir la réalité et entendre la vérité pour comprendre ou nous confiner dans nos mesquineries et nos calculs d’insensés captivés par la fiction et les mythes ? Que devons-nous faire ? Travailler pour l’éphémère et la gloire des autres ici-bas ou être utile et sincère pour cultiver la vie éternelle et prospérer dans ce bas monde en jouissant de toutes nos facultés mentales, affectives, perceptives ? Chacun est libre et seul dans ses choix !

Omar MAZRIALGERIE RUPTURE

Rédaction

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